Réalisateur : Kiyoshi Kurosawa
Année : 1997
Durée : 1H55
Casting : Koji Yakusho, Masato Hagiwara, Tsuyoshi Ujiki, Anna Nakagawa, Yoriko Doguchi
Synopsis :
Au Japon, une série de meurtres particulièrement violents laisse la police perplexe. Les victimes ont les deux jugulaires tranchées par un couteau, dont la marque forme un X. A chaque fois, les assassins sont retrouvés sur les lieux du crime en état de grande confusion mentale et semblent n’avoir aucun motif susceptible d’expliquer leur geste. L’inspecteur Takabe, chargé de l’enquête, est bientôt sur la piste d’un jeune homme énigmatique, frappé d’amnésie et pratiquant l’hypnose...
Critique :
Réalisateur prolifique s'il en est, comptant déjà à son actif plus d'une vingtaine de films en autant d'années de carrière, Kiyoshi Kurosawa (qui, rappelons-le, n'a aucun lien de parenté avec son illustre homonyme Akira) ne gagna cependant la reconnaissance du public à un niveau international qu'en 1997 avec la sortie de Cure, son premier film véritablement ambitieux, permettant par ailleurs au cinéaste nippon de se faire une place de choix parmi les réalisateurs de la nouvelle génération du cinéma japonais, tels que Shinji Aoyama ou Hideo Nakata (pour lequel il réalisa par ailleurs la vidéo maudite de Sadako qu'on voit dans le film Ring). Le cinéma développé par Kurosawa, que ce soit dans Cure ou plus tard avec Charisma (1999) et Kaïro (2001), deux autres de ses films ayant connu un certain succès critique, traite de l'Homme et des changements profonds mais selon lui nécessaires qui doivent s'opérer s'il veut survivre. Par le biais d'obsessions métaphysiques, de doutes identitaires et existentiels, de flirts poussés avec le surnaturel et l'au-delà, de malaises profonds générés par les grandes métropoles urbaines, des ambiances de fin du monde, de l'étrangeté des situations distillant très efficacement l'inquiétude et l'angoisse, les films de Kiyoshi Kurosawa dérangent, parce qu'ils parlent de solitude et de mort à travers des images d'une sombre et étonnante beauté plastique, dans un style parfois très contemplatif, à la limite de l'immobilisme, plongeant le spectateur dans une sorte de fatalité irrévocable. Les personnages dans les films de Kurosawa évoluent assez souvent dans un cadre quasi-désert et vide de présence humaine (immeuble à l'abandon, entrepôt désaffecté...) où ils se retrouvent face à leurs peurs et leurs angoisses. On peut également énoncer le talent de scénariste visionnaire qui anime Kurosawa, dont les oeuvres appellent à une réflexion métaphysique élaborée sur les dangers de déshumanisation du Japon d'aujourd'hui, paradoxalement à l'ère de la communication de masse.
Avec Cure, Kurosawa nous fait l'offrande d'un thriller qui peut paraître classique de prime abord, avec une trame initiale proche des films hollywoodiens traitant de serial-killers, tels que Seven de David Fincher, pour en citer le meilleur exemple. Le film débute ainsi par des crimes assez sanglants perpétrés par des proches des victimes, ces derniers tombant aussitôt dans un état amnésique qui ne facilite en rien la tâche des policiers qui enquêtent, à l'image de Takabe (incarné par Koji Yakusho qui est l'acteur fétiche de Kiyoshi Kurosawa), qui doit en plus de cela s'affranchir du mal-être né de la culpabilité qui l'obsède, concernant sa femme atteinte elle-aussi de troubles de la mémoire. Les victimes de ces assassinats se voient affublées d'une profonde écorchure en forme de croix (ou de "X"), tranchant par ailleurs les malheureux au niveau de leurs jugulaires, et qui pourra symboliser l'anonymat du bourreau.
Très vite, le scénario gagne en densité grâce à quelques dialogues entre Takabe et son ami psychiatre Sakuma, traitant avec justesse du comportement d'un meurtrier et de ce qui peut animer chez chez ce dernier l'envie de tuer. Mais ce n'est qu'avec l'apparition effective de Mamiya que le film réussit à se démarquer complètement des autres productions d'un genre similaire. Avec ce personnage, Kurosawa donne à son film toute sa symbolique et la notion de thriller psychologique prend alors tout son sens, avec même une once de fantastique pour parachever ce tableau déjà fort prometteur.
Mamiya (joué par Masato Hagiwara) apparait pour la première fois dans le film, sur une plage et frappé d'amnésie, comme pour illustrer une légende qui veut que le peuple japonais soit né de la mer. Mamiya semble fuir la lumière comme s'il ne voulait pas sortir de l'obscurité dans laquelle son esprit est plongé. En croisant d'autres personnes sur son chemin, il révèle en eux le criminel potentiel qui les habite, grâce à des talents hypnotiques qui n'ont rien à envier au magnétisme du Dr. Lecter, chacun pouvant, par le biais de cette technique, révéler un désir de meurtre enfoui au fin fond de sa conscience. Plus tard, Takabe élargira encore son champ d'investigation en découvrant les fondements du mesmérisme datant du 19ème siècle pour tenter de comprendre la méthode employée par Mamiya, ce qui n'est pas sans renouveler l'intérêt de l'intrigue de façon intelligente.
L'amnésie dont est frappé Mamiya, le privant de mémoire et le contraignant à vivre dans un présent sans fin, peut être vu comme une métaphore du Japon contemporain qui tente d'oublier le traumatisme d'Hiroshima, donnant ainsi plus du sens au titre du film "Cure", mais ce dernier étant très sombre, c'est plutôt la contamination qui guette les protagonistes face à cet homme-virus, ce qui a pour effet d'annihiler tout semblant d'espoir.
La rencontre entre le présumé suspect et Takabe se solde par des interrogatoires musclés, faisant ressortir toute la colère de l'enquêteur quasi-névrosé face au calme et à la sérénité imperturbables de Mamiya. Cette grande différence de caractère symbolise aussi l'éternel combat du bien contre le mal, et on peut retrouver cette notion de dualité dans le couple que forme Takabe et Fumie (homme/femme) ainsi que dans les éléments dont se sert Mamiya afin d'hypnotiser les gens, à savoir le feu obtenu avec son briquet, et l'eau. Plus précisément, tout ceci fait référence au Yin et au Yang dont est grandement empreinte la culture asiatique, en tant que concept fondamental de cette dernière.
Le film présente une gestuelle du corps spécifique à la souffrance physique et morale, qui se caractérise par une palette très diverse de mouvements corporels. Ainsi les acteurs portent leurs mains sur leurs front, se tordent de douleurs, s'agenouillent ou encore frappent les murs par désarrois. A ce sentiment de malaise visuel vient s'ajouter un fond sonore non musical mais constitué de sons et divers bruitages qui ont pour vocation de déranger le spectateur et qui renforcent un peu plus encore l'aspect urbain du film.
Il est intéressant de noter également la façon dont Kurosawa ménage l'intérêt de son film de façon croissante, notamment dans la présentation des crimes, qu'on voit tout d'abord de façon très concise, puis on assiste à leur préparation, pour finir par disposer de tous les éléments nécessaires à la compréhension et au mécanisme de cet aspect important du film. Intéressant également de constater que parmi les victimes de Mamiya on compte un employé modèle, un instituteur, un policier, un médecin et un psychiatre, qui représentent donc cinq fondements institutionnels à partir desquels s'élabore, s'organise et fonctionne une société (le travail, l'éducation, la loi, la santé et l'inconscient). Le fait que Mamiya touche jusqu'à l'inconscient même de cette société achève d'imposer l'idée de dysfonctionnement et d'un dérèglement irréversible.
Cure est donc bien plus qu'un simple thriller, c'est surtout un postulat profondément ancré dans la réalité japonaise de ces dernières années. Tout comme Mamiya, le film répond aux questions qu'on se pose en nous en retournant de nouvelles, appartenant ainsi à cette catégorie d'oeuvres cinématographiques qui poussent le spectateur à une réflexion d'ordre morale et philosophique. Kiyoshi Kurosawa évite ainsi de tomber dans la facilité qui serait de vouloir rationaliser tous les éléments mystérieux de son film au risque de lui enlever son côté fantastique. L'ambiguïté est de mise, donc, avec quelques ficelles propres au cinéma fantastique, mais sans jamais tomber dans l'excès, juste pour amener à la conclusion que dans Cure, il n'y a finalement pas de remède possible.
"Tout ce que j'avais autrefois à l'intérieur de moi est maintenant en dehors...
Alors je peux voir tout ce que vous avez à l'intérieur de vous...
En échange, je suis moi-même plein de vide..."